Hors de France, l’enseignement français n’est pas gratuit, encore moins obligatoire, et il ne peut sans risque se dire laïque, dans des sociétés qui soit ne le sont pas, soit en refusent le concept et n’ont d’ailleurs pas toujours d’équivalent exact pour le nommer. Et pourtant, cet enseignement est apprécié, pourvu qu’il se plie aux règles locales, au point qu’on admet généralement celle qu’il impose de délier l’espace-temps scolaire de l’enseignement et de la pratique d’une religion.
Compte-tenu de la diversité des contextes, il est tentant de trouver le dénominateur commun dans la capacité avérée de notre école de faire réussir les élèves quels que soient leur environnement et leur origine. Il faut pourtant aller plus loin et faire référence à trois caractéristiques de l’école française, sans lesquelles sa réputation ne s’expliquerait pas : d’abord une extension mondiale, ensuite une pédagogie liée à des valeurs humaines et morales communément érigées en universel. La première résulte d’une volonté politique à peu près constante depuis le début du XXème siècle. Quant à la prétention à un message universel, elle remonte pour la France à la Révolution ; plus tard, elle a nourri l’entreprise coloniale. Déstabilisée après la seconde guerre mondiale par la décolonisation et la relativisation de sa situation dans le monde, la France est venue à la conscience que l’universel ne se conçoit plus sans le respect de la diversité ; elle le réinvestit comme un projet culturel et politique en même temps que la langue française, elle, a conservé une extension suffisamment forte pour en être un vecteur.
Au plan scolaire, les outils de ce projet sont la science, le jugement, et la conscience morale. La première, infinie comme l’univers, progresse par le doute et oblige à comprendre l’être humain comme l’apprenant de toute sa vie ; le second refuse le prêt-à-penser et les fausses vérités ; le troisième postule l’inclination au bien par la raison, autrement dit la bienveillance. Le corollaire est que la connaissance ne se construit ni par, ni contre, ni avec les croyances religieuses mais en dehors d’elles, en les considérant toujours comme éléments constituants d’une culture.
Là est la troisième caractéristique et au fond la finalité de l’école française depuis 1886 : la laïcité, clé de voûte d’un enseignement qui place au-dessus de tout l’émancipation de l’homme par la liberté de conscience, donc celle de croire ou pas, celle de respecter, donc de connaître le fait religieux, enfin, celle d’exercer son propre jugement. Là est aussi la raison d’être de son combat pacifique : car c’est principalement sur le postulat de valeurs humaines universelles qu’elle est attaquée, sur le rapport entre science et foi qu’elle est interrogée et ce parfois dans la classe, et qu’elle est crainte enfin sur la liberté des esprits qui en advient. L’accusation est ancienne, elle interrogeait l’espace colonial au nom de la mort des traditions ; en France même, le risque était évoqué de créer une société sans âme ni boussole.
Ces principes, pourtant, à des degrés et selon des modes divers, d’autres sociétés, les ont adoptés, en relation ou non avec la nôtre ; la recherche montre que, sans même la nommer, il existe dans le monde d’autres formes de laïcité que celle qui caractérise la France. C’est le signe que l’aspiration existe bien à une conception du politique déliant la construction sociale de toute norme imposée par les croyances. La spécificité française est d’avoir décrété laïque l’école avant même que l’Etat ne grave la laïcité dans la loi, désignant ainsi la priorité nationale, celle d’une éducation fondée sur la science, la liberté de penser et la raison. La violence avec laquelle ces principes ont été ces dernières années remis en cause, en France et ailleurs, montre suffisamment l’intérêt d’interroger notre pédagogie de sorte qu’elle puisse répondre aux défis actuels de la société et renforcer la pertinence et l’efficacité de notre enseignement à l’extérieur, l’un des meilleurs canaux de communication de la société française avec l’étranger.
A partir de là, deux séries de questions mériteront d’être examinées par le congrès :
- Il faut d’abord revenir sur le concept de laïcité aujourd’hui. 1905 n’a plus le même sens aujourd’hui pour la société française, et l’on peut faire l’hypothèse qu’un retour à l’esprit de la loi est de nature à pacifier et fertiliser le débat public et faciliter le travail de réflexion sur l’école. Hors de nos frontières, la laïcité paraît étrange ou spécifique parce que son principe est mal connu et mal interprété alors que pour les mêmes raisons, sa bonne compréhension serait sans doute éclairante dans bien des sociétés partenaires. Aujourd’hui la France s’interroge sur sa capacité à faire vivre et assumer par tous les citoyens une société qu’on semble redécouvrir – composite, pluriculturelle, inégalement sécularisée, tout cela en se référant aux principes de la laïcité. L’école est aux avant-postes de cette mission. A-t-elle l’encadrement pour la conduire, quels sont précisément les leviers d’une évolution qui lui redonne l’efficacité qu’on attend d’elle, pour qu’enfin, les valeurs qu’on la charge de transmettre suffisent à convaincre en toutes ses parties une société en quête de vision et de perspectives ? Pour le dire autrement, l’école peut-elle de nouveau porter un rêve pour tous ?
- Cette question ne se pose pas de la même façon à l’étranger où l’enseignement français est au contraire un choix puissamment motivé ; elle revient plutôt à savoir comment la pédagogie française peut sur le long terme réunir des élèves de nationalités, de cultures, de croyances différentes, sans prétendre a priori à l’universel au mépris des identités, sans non plus réduire l’enseignement à des contenus appauvris ou abâtardis au prétexte de la mondialisation. La mise en œuvre de l’enseignement moral et civique dans les classes en fournit naturellement l’une des bases. Le défi de cet enseignement sera dans les années à venir de ne rien céder sur ses fondamentaux sans apparaître d’une exigence intellectuelle telle qu’il déroute ou décourage des adolescents, qui de façon naturelle « calculent » leur réussite. Or, le coût scolaire de l’interculturel comme exigence de comprendre, comparer, juger, penser dans sa langue et en langues est élevé. Comment ne rien céder sur les finalités profondément culturelles de l’école, institution du temps long, en l’invitant à tirer le meilleur d’un environnement technologique qui accélère et rend chaque jour plus immédiat l’espace-temps humain ?
Pour l’école française dans et hors des frontières en somme, il s’agit de savoir comment tirer de ses racines laïques la sève d’un projet social et pédagogique interculturel qui paraît désormais aussi fondamental pour l’équilibre des sociétés et l’évolution du monde qu’il est principiel pour la laïcité et donc l’enseignement français eux-mêmes.